Le 298ème dîner est marqué sous le signe de l’extravagance. J’avais eu la chance d’acheter six bouteilles de Champagne Blanc de Blancs de la coopérative de Mesnil sur Oger dont les millésimes allaient de 1964 jusqu’à 1949. J’avais envie de mettre ces six bouteilles dans le même dîner, ce qui est extravagant par rapport aux dîners habituels, où il est extrêmement rare qu’un vin soit dominant.
Quels autres vins mettre avec ceux-ci ? Il se trouve que j’avais eu l’occasion d’acheter les vins anciens de la cave de l’Institut de France qu’un des anciens gestionnaires de la cave avait rebouchées et cirées. Un risque existait avec ces bouteilles, mais comme le thème est l’extravagance, j’ai choisi deux magnums de 1947, de Château Margaux et de Château Lafite Rothschild. Pour compléter la liste des vins, j’ai choisi une Yquem 1988 et deux demi bouteilles du Maury 1925 que j’ai déjà souvent ouvert.
Un des inscrits a eu envie de confronter les deux 1947 avec un Mouton 1947 de sa cave. Normalement je refuse tout apport de l’un des convives car le menu est fait en fonction de l’ordre de présentation de mes vins. Mais comme le thème du repas était ouvert à toutes les folies, j’ai accepté qu’il apporte son vin.
A 15h30 je me présente au restaurant Astrance pour l’ouverture des vins qui ont été livrés il y a une semaine ainsi que 144 verres que je prête au restaurant. Lucas, le sommelier, a déjà présenté les bouteilles dans l’ordre de service. Il va beaucoup participer aux ouvertures.
Je suis étonné que les six champagnes du Mesnil soient aussi brillants au nez, car je redoutais d’éventuelles imperfections car une ou deux bouteilles avaient des niveaux assez bas. Les odeurs sont nettement au-dessus de ce que j’imaginais.
Le magnum de Château Margaux 1947 a un niveau de basse épaule. Le parfum est prometteur. En cassant la cire et en extirpant le bouchon, je vois qu’il s’agit d’un bouchon neutre.
Le magnum de Château Lafite-Rothschild 1947 a un niveau meilleur que celui du Margaux mais hélas il offre un nez de bouchon. Cela fait trois dîners de suite où j’ai trouvé des vins bouchonnés. Cette répétition est étonnante car le taux de vins bouchonnés est extrêmement bas dans mes dîners. Je me suis rendu compte que le plus souvent, les vins bouchonnés concernent des bouteilles qui ont été rebouchées. C’est dans cette opération que le goût de bouchon apparaît, ce qui est le cas pour ce Lafite. Avec Lucas, nous utilisons la méthode de la cellophane qui avait donné de bons résultats lors de deux précédents dîners. Nous verrons.
Les autres ouvertures sont sans histoire.
Lorsque nous avons travaillé sur le menu, le chef Pascal Barbot et moi, je lui ai dit que ce repas était une occasion pour qu’il laisse libre cours à son imagination et que son menu devait être extravagant.
Le menu qu’il a composé est une merveille, avec des textures impressionnantes. Il s’est fait plaisir pour nous faire plaisir : tartelette de carottes nouvelles & fleur de sureau / quelques coquillages & crustacés, crus & cuisinés / petits pois cuisinés & sauce X-O / grosses asperges blanches des Landes, consommé ibérique / nage de homard, consommé, quelques herbes & fleurs du moment / rouget vapeur, beurre blanc & sauce soja / volaille jaune des landes, parfumée à l’ail nouveau / caneton cuit au sautoir, essence de genièvre / stilton au naturel / tulipe croustillante, cacahuète de soustons, abricots / tartelettes chocolat.
Nous sommes onze avec de nombreuses origines comme les Etats Unis, de Miami ou de New York, Barcelone, et d’autres pays. Certains convives sont nouveaux, d’autres avaient participé à l’un des dîners que j’ai fait au restaurant Plénitude, et la plus fidèle de mes dîners, avec plus de 25 dîners est présente.
Je lui avais demandé de venir plus tôt pour parler d’un futur dîner et j’ai fait ouvrir un champagne que j’avais prévu « pour le cas où ».
Le Champagne Blanc de Blancs Oger Henry de Vaugency 1985 est agréable, très représentatif des vins de sa région qui jouxte le Mesnil sur Oger. Je lui trouve un petit manque de longueur. Un convive arrivé très en avance profite de ce champagne.
Les convives sont tous à l’heure sauf un qui est professionnellement impliqué dans le tournoi de Roland Garros et dont l’arrivée dépend de la fin des matchs. Il nous rejoint très vite.
Pour l’apéritif et la présentation que je fais de ce dîner, le champagne est le Champagne Blanc de Blancs Oger Henry de Vaugency 1980 qui était au programme. On mesure à quel point les amuse-bouches font épanouir les goûts des champagnes car avec l’huître au jambon ibérique, le champagne de 1980 gagne en largeur.
Pour ne pas créer de compétition entre les 1947, j’ai prévu trois groupes de vins accompagnés chacun de deux plats, composés de deux champagnes du Mesnil et un des vins de 1947.
Le premier groupe sera composé du Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1964, du Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1961 et du Château Margaux Magnum 1947.
Le 1964 est solide et engageant. Il a une belle structure. Le 1961 est beaucoup plus expressif. On mesure à quel point les champagnes anciens gagnent en rondeur, en complexité et en longueur.
Les petits pois sont irréellement bons. Je n’ai jamais mangé des petits pois aussi goûteux et charmeurs. Ils me donnent envie des les goûter avec le Margaux 1947 qui se révèle brillant, pur et d’une longueur extrême. Et c’est sur l’asperge que le Margaux crée un accord sublime, probablement le plus bel accord du repas. J’avais demandé que le consommé ibérique soit servi dans un bol séparé et les combinaisons avec ou sans consommé sont d’un intérêt extrême. On peut même profiter du vin rouge avec le seul consommé. Cette séquence est magique.
Le deuxième groupe de vins comprend le Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1959, le Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1957 et le Château Lafite Rothschild Magnum 1947.
Il va être accompagné par le homard puis par le rouget. Le 1959 est extrêmement élégant et expressif. Il a une grande énergie. Je n’avais pas le souvenir d’avoir goûté de champagnes de 1957 et en regardant mes notes, je n’en ai bu que deux fois dont l’une est ce même blanc de blancs de la coopérative de Mesnil sur Oger que j’avais apporté et bu avec Richard Geoffroy à l’Assiette Champenoise. Celui que nous buvons est meilleur que le précédent, mais il reste quand même en dessous du 1959.
Le Lafite 1947 a encore au nez des traces de bouchon, très inférieures à celles senties à l’ouverture, mais ces traces d’odorat ne gênent en rien le goût qui n’est pas altéré, sans être brillant. Il est un peu fatigué.
Le troisième groupe comprend le Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1952, le Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1949 et le Château Mouton-Rothschild 1947. Ils seront associés à la volaille blanche et au caneton.
Le 1952 est très intéressant et je l’ai apprécié plus que mes convives. Le 1949 est absolument sublime. Ce champagne est divin. Il a l’équilibre, la puissance et l’émotion. La chair de la volaille est tellement tendre qu’elle forme un accord magistral avec le 1949, champagne de grande noblesse.
Le Mouton-Rothschild 1947 d’un convive a un niveau basse épaule. C’est un très grand vin, d’une belle précision. Il est vivant et riche. L’accord avec le caneton est parfait.
Il y a bien longtemps je recommandais aux convives de mâcher le stilton jusqu’à ce qu’apparaisse en bouche de la salive, ce qui va permettre la magie de l’accord avec un Yquem, aujourd’hui le Château d’Yquem 1988. Et ça marche. Comme il s’agissait d’un dîner extravagant, Pascal Barbot a osé ajouter de la fourme d’Ambert que je ne demande jamais, car le stilton crée, à mon goût, le plus bel accord avec Yquem. Je dois avouer qu’il a bien fait de faire cet essai avec une fourme d’une maturité idéale. Il fallait que l’on soit extravagant jusqu’au bout, et Pascal a mis dans son dessert une glace ce que j’évite habituellement. Restons fous !
Le Maury La Coume du Roy 1925 offre toujours une délicatesse absolue et une grande séduction. La tartelette au chocolat est idéale et Pascal a ajouté un financier, comme pour refaire la paix avec moi, car il sait que c’est de point final traditionnel de mes dîners, alors que nous ne sommes pas en guerre.
Pascal Barbot s’est surpassé et la texture des plats m’a émerveillé. Le petits pois et le riz ont des goûts inouïs.
L’ambiance était joyeuse et complice. Nous faisions du hors-piste, de l’extravagant et cela a pleinement fonctionné, grâce aux vins hors du commun et grâce aux plats de haute qualité.
Nous avons tous voté pour les cinq vins que nous avons préférés parmi les douze vins. Ces votes ont quelques résultats inhabituels. Tout d’abord, tous les vins ont eu au moins un vote. Ensuite, seulement trois vins ont été nommés premiers, ce qui est très rare. Généralement cinq ou six vins sont nommés premiers. La concentration est forte : le Mesnil 1949 a eu cinq votes de premier, le Margaux 1947 a eu quatre votes de premier et le Mouton 1947 a eu deux votes de premier.
Le vote de l’ensemble de la table est : 1 – Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1949, 2 – Château Margaux Magnum 1947, 3 – Château Mouton-Rothschild 1947, 4 – Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1959, 5 – Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1961, 6 – Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1952.
Mon vote est : 1 – Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1949, 2 – Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1952, 3 – Château Margaux Magnum 1947, 4 – Champagne Blanc de Blancs coopérative de Mesnil sur Oger 1961, 5 – Château Mouton-Rothschild 1947.
Ce repas hors des sentiers battus est un repas mémorable et enthousiasmant.